Besins, question de sécurité
Une entreprise pharmaceutique à Montrouge. Des salariés s’interrogent sur les conditions de sécurité et le respect de l’environnement.
Besins a connu une longue grève de salariés de novembre 2005 à mars 2006 [1] . Cette entreprise, installée à Montrouge rues Périer et Morel, produit des traitements hormonaux de substitution destinés à remédier à une carence chez l’homme ou chez la femme… ou à doper la libido. Elle avait annoncé en 2005 une charrette de 28 licenciements dits économiques, après une année faste qui avait vu 23,4 Millions d’euros de dividendes versés à l’actionnaire unique [2]. Une entreprise boostée en profits, mais pas généreuse pour ses salariés. La grève avait permis d’obtenir une amélioration du plan social (dit plan de sauvegarde de l’emploi).
Depuis longtemps déjà, un certain nombre de salariés s’interrogeaient sur des questions de sécurité et de respect de l’environnement dans l’entreprise : manipulation d’hormones par les salariés, « dépotage » d’alcool, rejets de produits actifs dans les égouts. Or, un renouvellement du CHSCT (Comité d’Hygiène, de Sécurité et des Conditions de Travail) a eu lieu au mois d’avril. Les quatre représentants du personnel élus sont des syndicalistes qui ont été actifs durant la grève. C’est un signe qu’ils ont acquis un capital de sympathie. Nous
avons interrogé trois d’entre eux pour recueillir leur point de vue sur l’évolution de l’entreprise et sur leur rôle au sein du CHSCT : Gilles Debord, Christophe Hennequin et Didier Massiou [3].
SERIE NOIRE
Ils nous ont parlé d’abord d’une série d’accidents du travail. Trois en septembre, au retour des vacances. Une conditionneuse qui trébuche sur une marche : traumatisme crânien. Deux techniciens qui reçoivent un jet de gel au visage – un mélange d’alcool et d’hormones – lancé sous une forte pression : trouble de la vue pour l’un d’eux. Une jeune ouvrière qui a le doigt coincé dans une machine dépourvue de capot. Au mois de juillet déjà, un cariste s’était pris le pied sous un chariot élévateur difficile à manier et il avait sérieusement saigné. Quatre accidents en peu de temps. « Même si ces accidents ne sont pas d’une extrême gravité, Besins n’avait pas été habitué à une telle série. Nettoyer le sol à grande eau pour faire disparaître le sang de gens qu’on connaît, ça choque », nous déclare Didier Massiou.
Tout ça n’est pas que de la malchance. D’abord, les cadences augmentent. « Depuis quelque temps », poursuit Didier Massiou, « on demande beaucoup aux gens qui travaillent sur les lignes de production. Avec moins de monde, puisque à peu près la moitié du personnel de production a été licencié, la pression est mise pour produire plus qu’avant sous un prétexte fallacieux de rattrapage de la production ». L’état de fatigue devient permanent. Il faut galoper et du coup, on est amené à oublier certaines règles de sécurité. Et au bout du compte, s’il y a un pépin – accident du travail ou raté de production - la tentation est grande d’incriminer le salarié.
PERSONNEL JETABLE
Par ailleurs, le fait significatif c’est que trois des cinq personnes impliquées dans ces accidents sont des intérimaires, et qu’un quatrième était un embauché en période d’essai. « La pression est grande sur les intérimaires qui espèrent être embauchés. Du coup, ils prennent des risques. En plus, ils n’ont pas toujours été formés aux consignes de sécurité. » Le cariste et la jeune ouvrière n’ont pas été repris quand ils sont revenus un mois après : "fin de mission".
« Les intérimaires, c’est beaucoup de petits contrats, une semaine, parfois trois jours. Il arrive qu’on leur dise le vendredi s’ils travailleront la semaine d’après ». Besins emploie maintenant 31 intérimaires - 20% de l’effectif - soit pour remplacer le personnel qui a été licencié avec le Plan social, soit pour faire face aux besoins du moment, soit pour remédier aux absences. Cette pratique qui consiste à employer de plus en plus de personnel précaire tend à se répandre dans les entreprises, mais elle est nouvelle chez Besins.
« Un intérimaire, ça ne remplace pas comme ça le personnel habituel et c’est du stress supplémentaire pour toute l’équipe » nous dit Christophe Hennequin, qui conclut : « On veut faire du productivisme à tout va, alors qu’on a une obligation de fabriquer un produit conforme à des normes très strictes ».
DEPOTAGE
Dans un climat d’après-grève agité par des menaces de licenciements ciblés [4] , le CHSCT tient bon et s’intéresse de près aux questions de sécurité. Il faut savoir que l’entreprise consomme de grandes quantités d’éthanol à 96°. Ethanol : ses autres noms sont alcool éthylique ou encore… eau de vie – à consommer avec modération ! Quels sont les risques envisageables ? L’éthanol est un produit facilement inflammable, ses vapeurs peuvent former avec l’air un mélange explosif dans certaines conditions de confinement. D’un côté, il est rapidement biodégradable. D’un autre côté, le projet de directive européenne en matière de substances chimiques [5] envisage de durcir la spécification de l’éthanol : il est soupçonné d’être cancérigène par inhalation.
Deux cuves d’une capacité de 8000 litres d’alcool chacune se trouvent dans l’entreprise et les besoins de la production rendent nécessaires une à deux livraisons de 8000 litres par semaine. Christophe Hennequin remarque : « Ce genre de manipulation présente toujours un risque. » Encore récemment, le « dépotage » d’alcool était réalisé à partir du camion citerne stationné dans la rue Morel. Puis cela a été transféré dans la cour intérieure de l’entreprise. Mais en février 2006, à cause de travaux sur la voirie, le camion a de nouveau effectué ses livraisons à partir de la rue. Et c’est là qu’il y a eu un incident. « La version de la Direction et la version que nous avons recueillie auprès des personnes qui surveillaient l’opération diffèrent », signale Christophe Hennequin.
Ce qui est sûr, c’est que l’un des deux compresseurs de l’entreprise était en maintenance. Gilles Debord explique : « Tout le monde à la fabrication tirait sur le compresseur restant. Du coup, ça faisait trois jours qu’il disjonctait régulièrement. C’est ce qui s’est passé pendant le dépotage, et la vanne de la cuve de réception s’est fermée, mais le compresseur du camion continuait de pousser et l’alcool a commencé à fuir autour de la vanne et le tuyau à gonfler. D’après la direction, une alarme a sonné et le gars qui était là a prévenu l’équipe qui se trouvait dans la rue par talkie-walkie. Nous, on n’est pas sûr que l’alarme a fonctionné ».
Et Christophe Hennequin ajoute : « Il faut rappeler que ce type de dépotage est interdit à partir de la rue. Et en plus, on n’est pas dans une Zone industrielle, mais en pleine ville, et à quelques dizaines de mètres d’une école ». Cela s’est donc fait à la sauvage et alors qu’on savait qu’il y avait un risque sur le compresseur. Mais, conclut notre interlocuteur, « La Direction affirme que cela ne se reproduira pas ».
REJETS
La plus grosse partie de l’alcool reçu par l’entreprise passe dans la fabrication des médicaments. L’Androgel ® contient 84% d’alcool et 1% de testostérone. L’Oestrodose ® 54% d’alcool et 0,6% d’estradiol. Mais l’alcool est aussi utilisé pour le nettoyage des cuves, des tuyaux, des appareils. Et une partie des eaux usées du nettoyage est rejetée dans le réseau public des égouts.
Le nettoyage des cuves dans lesquelles sont mixés les produits qui composent les médicaments est fréquent, deux fois par jour pour certaines cuves. Une partie des eaux de lavage part en cuve de rétention, d’une capacité de 3 mètres cubes – soit 3 000 litres. Cette cuve est vidée deux fois par semaine par une entreprise extérieure spécialisée dans le retraitement. Mais une autre partie des eaux de lavage – de l’eau mélangée à l’alcool et chargée des résidus de médicaments qui adhèrent aux parois - est déversée dans les égouts. On ne donnera pas de chiffre, même si une évaluation empirique a été faite par nos interlocuteurs. Les quantités citées ne paraissent pas négligeables. D’autant que c’est une pratique qui dure depuis que les fabrications existent. Il reste à demander une expertise sérieuse et indépendante sur la question pour en avoir le cœur net.
Gilles Debord remarque : « Il faudrait installer d’autres cuves de récupération. C’est à l’étude… depuis une dizaine d’années nous a-t-on dit. » Et Didier Massiou porte ce jugement : « C’est un problème déontologique de l’industrie pharmaceutique, est-ce qu’on peut laisser des médicaments comme ça déversés dans le réseau public, sans contrôle et sans étude d’impact ? Curieusement, les labos de l’entreprise qui font des analyses et travaillent sur des millilitres, quant à eux, ne rejettent rien au lavabo. » D’ailleurs, si une partie des eaux usées est recueillie dans une cuve pour être retraitée, c’est bien qu’il y a des précautions à prendre.
INSTALLATIONS CLASSEES
Du point de vue de la législation sur les ICPE (Installations classées pour la protection de l’environnement), il y a deux catégories d’entreprises [6]. Celles qui ne sont tenues qu’à une simple déclaration et sont soumises à des prescriptions standard. Confiance est faite à ce type d’entreprise pour gérer elle-même sa relation à l’environnement. Les autres sont soumises à autorisation. Dans ce cas, une enquête approfondie suivie d’un arrêté préfectoral précède le démarrage de l’exploitation. Besins fait partie des entreprises auxquelles suffit une déclaration. Du point de vue de l’administration des ICPE, Besins n’a pas les caractéristiques d’une entreprise qui présente des risques pour l’environnement.
Soit. Néanmoins, la question des déversements dans le réseau public reste un point d’interrogation. Ajoutons qu’on s’est plaint récemment, au groupe scolaire Boileau, d’inhaler certains jours des odeurs étranges venues des bouches d’égout. Une analyse a été diligentée qui a conclu à des effluves d’éthanol. Ce phénomène, dont la source n’est pas formellement identifiée (il existe plusieurs activités industrielles dans le secteur) s’est arrêté depuis que les autorités ont mis leur nez dedans, si l’on peut dire.
PRINCIPE DE PRECAUTION
Ce qui fait question aussi ce sont les rejets d’hormones contenus dans les eaux de lavage. Des hormones d’origine naturelle dans le cas de Besins : la testostérone est tirée du cactus et l’estradiol provient du soja. En effet, les hormones sont communes à tout le règne vivant. « L’encadrement affirme que la dilution des rejets les rend inoffensifs. Nous, on demande à voir les analyses et leur interprétation. Même si c’est en doses infimes, quels sont les effets réels sur l’environnement ? On ne sait pas » nous confie Christophe Hennequin.
On ne sait pas, car des doses d’hormones dans l’environnement, ce n’est pas mesuré ni étudié dans ses conséquences. Des analyses faites en Amérique du Nord montrent pourtant qu’on en trouve des traces jusque dans l’eau de boisson. Or, dans ce domaine les petites doses peuvent avoir de grands effets. Voici ce que dit une association canadienne à propos des PPSP (produits pharmaceutiques et produits de soins personnels) qui se retrouvent dans l’environnement :
« En règle générale, les concentrations détectées dans l’eau se situent entre 20 parties par milliard et moins d’une partie par billion. Des quantités infimes, certes, mais les médicaments sont justement conçus pour agir en petites quantités. N’oublions pas l’effet cumulatif de l’exposition aux médicaments... La plupart des composés pharmaceutiques se dissolvent dans l’eau, mais environ 30 % ne se dissolvent que dans le gras. Ils pénètrent dans les cellules et se concentrent toujours plus en gravissant la chaîne alimentaire… Les malformations observées dans le système reproducteur de poissons et de grenouilles montrent clairement que ces produits chimiques ne sont pas inoffensifs. Les risques pour les humains sont peu connus, mais l’on soupçonne la résistance aux antibiotiques et le dérèglement du système endocrinien (système hormonal)… » [7]
La formulation est générale. Qu’en est-il précisément pour les hormones et pour les dilutions qui sont en cause ici, cela reste à étudier. Mais, dans ces conditions, c’est le principe de précaution qui doit s’appliquer, sous la forme d’une mesure de prévention : traiter en amont tous les rejets contenant de telles substances actives. Il ne s’agit pas d’affoler qui que ce soit, seulement de poser les questions requises. D’autant que les mesures à prendre ne représentent rien d’extravagant pour cette PME prospère qui fait partie d’une holding installée à Bruxelles.
PROSPECTIVE
Alors que l’ancien CHSCT était plutôt perçu par les salariés de la production comme une émanation de la Direction, le nouveau a gagné une certaine reconnaissance. Il poursuit sa réflexion sur les questions de sécurité et d’environnement. Curieusement, les archives de l’ancien CHSCT ont été expurgées d’une partie de leur contenu avant leur transmission à la nouvelle équipe. "On y trouvait un dossier sur les dosages d’hormones des salariés", remarque Didier Massiou. En effet, les salariés de la production manipulent à longueur d’année des produits contenant des hormones, et, malgré les précautions prises (gants, masque), sont susceptibles d’absorber de petites quantités de façon régulière. Ils sont soumis à des analyses sanguines de contrôle tous les 6 mois. Les résultats ne présentent pas d’anomalie apparente. De quoi rassurer. Néanmoins, toutes les analyses utiles sont-elles réalisées ?
On dira que soulever publiquement toutes ces questions risque juste de précipiter la fermeture de la boîte. « Le problème ne se pose pas comme ça, » répond Didier Massiou, « d’abord et avant tout, on tient à rester en vie et en bonne santé, la sécurité n’est pas un facteur négociable ! Les salariés et les Montrougiens ont le droit d’être informés et protégés ». En parler, c’est espérons-le, permettre une clarification de la situation, bénéfique pour tous.
Le projet de la Direction n’est-il pas, de toute façon, de fermer le site un jour ou l’autre ? Ce n’est pas sûr. « La perspective de fabriquer à Montrouge de nouveaux produits – les actuels reposent sur des brevets anciens – a été énoncée par la Direction. On ne sait pas s’ils ont un plan à long terme. Leur souci du moment, c’est de basculer la valeur de l’entreprise sur la Belgique pour payer moins de droits de succession, alors que le propriétaire actuel se fait très âgé. Leur enjeu, c’est l’optimisation fiscale » conclut Didier Massiou. Quant aux salariés, ce n’est pas d’un paradis fiscal qu’ils rêvent. Ils demandent juste de travailler dans des conditions satisfaisantes et de trouver des réponses à leurs questions.
Des questions qui ne sont pas spécifiques à Besins. Elles interpellent le management des entreprises industrielles mais aussi l’appareil législatif et réglementaire.
[1] Lire dans Montbouge Super-profits, licenciements et grève à Besins International.
[2] 23,4 millions d’euros de dividendes sur 102 millions de Chiffre d’affaires. « La Direction nous a déclaré que les 23,4 Millions d’€ ne sont pas allés dans la poche du propriétaire, mais ont servi à la société mère (la holding installée en Belgique) pour racheter la licence sur les produits contenant des oestrogènes, aux Etats-Unis. Mais on n’est pas du tout convaincus. » nous dit Didier Massiou, l’un des syndicalistes interrogés.
[3] Quatre syndicats sont représentés au CHSCT de Besins : la CFDT avec Gilles Debord, Christophe Hennequin de la CNT,
SUD de l’ Union Syndicale Solidaires
avec Didier Massiou (qui est également Secrétaire du Comité d’Entreprise)
et la CFTC avec Claude Belliard.
Mais comme le dit de façon surprenante Christophe Hennequin : « on s’entend parfaitement, c’est comme si on s’appelait A, B, C, D. »
[4] Deux altercations ont eu lieu entre encadrement et ouvriers syndicalistes, suivies d’un dépôt de plaintes par ces derniers. En relation ou pas avec ces faits, quatre procédures de licenciement ont été engagées contre des salariés actifs dans la grève. Même si ces affaires peuvent finir classées, elles témoignent d’un climat de tension. D’autres licenciements encore et des démissions se sont produits. Le responsable de l’Assurance qualité, un poste-clé, vient d’être remercié. Gilles Debord remarque : « Nous, on estime que c’est quelqu’un qui faisait bien son travail. Pourquoi a-t-on voulu se séparer de lui ? »
[6] sur les installations classées voir le site des
Directions Régionales de l’Industrie, de la Recherche et de l’Environnement
et sur les substances dangereuses celui de l’
Institut national de l’Environnement et des Risques.
[7] Selon l’association Action pour la protection de la santé des femmes en 2004.